Au pays réputé pour sa propreté légendaire se cache un phénomène paradoxal : les « gomiashiki », ou « maisons poubelles au Japon ». Ces habitations où s’accumulent les déchets jusqu’à atteindre parfois le plafond révèlent une facette méconnue de la société japonaise. Entre enjeux de santé publique, problématiques sociétales et industrie florissante du nettoyage, explorons ce phénomène complexe qui touche des milliers de foyers japonais.
Un paradoxe nippon
Le Japon est reconnu mondialement pour sa propreté. Les rues immaculées, les bâtiments bien entretenus et les toilettes publiques impeccables frappent immédiatement les visiteurs. Les statistiques officielles confirment cette impression : selon le ministère de l’Environnement japonais, un Japonais produit en moyenne 329 kg de déchets par an, contre 4,5 tonnes pour un Français.
Cette propreté s’explique par plusieurs facteurs culturels :
- Une éducation axée sur la propreté dès l’enfance (nettoyage des salles de classe, brossage de dents quotidien à l’école)
- L’influence du shintoïsme, qui valorise la pureté
- La séparation nette entre l’extérieur et l’intérieur, avec le « genkan » comme frontière symbolique
- La responsabilité individuelle concernant ses propres déchets
Pourtant, derrière cette façade de perfection se cachent des milliers d’habitations submergées par les déchets – un contraste saisissant avec l’image de propreté publique.
Qu’est-ce qu’un « gomiashiki » ?

Le terme « gomiashiki » (ゴミ屋敷) se traduit littéralement par « manoir de poubelle« . Il désigne un logement où s’accumulent des déchets de manière excessive, rendant parfois l’espace inhabitable.
Les entreprises spécialisées dans le nettoyage de ces logements ont même établi une échelle de gravité :
- Niveau 1 : On peut encore marcher sur le sol
- Niveau 2 : Déchets au niveau des chevilles
- Niveau 5 : Déchets au niveau des genoux dans tout le logement
- Niveau 8 : Déchets au niveau des cuisses
- Niveau 10 : Déchets au niveau des hanches ou plus haut (parfois jusqu’à 20 cm du plafond)
Dans les cas extrêmes, le sol devient imperceptible, les murs sont endommagés par l’humidité et les excréments d’insectes, et les déchets se solidifient entre eux, nécessitant des outils comme un pied de biche pour les séparer.
L’ampleur du phénomène des maisons poubelles au Japon
Les chiffres officiels font état de 5 224 signalements de gomiashiki sur une période de cinq ans au Japon, soit environ 1 000 signalements par an. Toutefois, ces données sont largement sous-estimées car elles ne représentent que les cas signalés par le voisinage incommodé par les odeurs ou les insectes.
La réalité est bien plus préoccupante. Rien qu’une seule entreprise de nettoyage, Kilali, traite plus de 200 foyers par mois, soit environ 2 400 cas par an. Avec des dizaines d’entreprises similaires sur le marché japonais, on comprend que le phénomène touche bien plus de foyers que les chiffres officiels ne le suggèrent.
Il y a une vidéo intéresse sur le sujet disponible sur Youtube :
Les causes du phénomène
Plusieurs facteurs expliquent l’apparition et le développement des gomiashiki :
- Le système complexe de gestion des déchets : Au Japon, les habitants doivent déposer leurs poubelles avant 7h du matin devant chez eux, ce qui décourage certaines personnes.
- L’absence de poubelles publiques : Depuis l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995, perpétré par la secte Aum Shinrikyo, les poubelles publiques ont été retirées des rues japonaises par mesure de sécurité.
- La procrastination : Beaucoup commencent par simplement remettre à plus tard le fait de sortir leurs poubelles.
- La honte sociale : Certains Japonais préfèrent cacher leurs déchets plutôt que de les montrer aux autres.
- Problèmes psychologiques : Dans certains cas, le syndrome de Diogène ou d’autres troubles mentaux sont en cause.
- La crise du COVID-19 : La pandémie a exacerbé les comportements sédentaires et le stress, conduisant davantage de personnes à négliger l’entretien de leur logement.
Entre business et voyeurisme : l’industrie du nettoyage
Face à l’ampleur du phénomène, une véritable industrie du nettoyage s’est développée. Des entreprises comme Kilali ou Partners se sont spécialisées dans la réhabilitation des gomiashiki, proposant leurs services pour des tarifs avoisinant les 200 000 yens (environ 1 230 euros) pour un nettoyage standard.

Ces entreprises ont développé un modèle économique particulier :
- Elles filment leurs interventions (avec l’accord des propriétaires)
- Elles publient ces vidéos sur YouTube, générant d’importantes recettes publicitaires
- Elles sponsorisent des influenceurs pour promouvoir leurs services
- Elles proposent de racheter les objets de valeur trouvés lors du nettoyage
Ce dernier point est particulièrement lucratif. Dans certains cas documentés, des « trésors » comme des montres Rolex, des bijoux ou des objets de valeur sont découverts sous les montagnes de déchets. Certains propriétaires finissent même par gagner de l’argent après avoir fait nettoyer leur logement !
Le YouTubeur japonais Hikalu a ainsi démontré comment l’achat d’un gomiashiki, suivi de son nettoyage professionnel, pouvait se révéler rentable. Dans son cas, il a déboursé 200 000 yens pour le nettoyage mais a récupéré 800 000 yens d’objets de valeur, réalisant une plus-value de 600 000 yens (environ 3 700 euros).
Au-delà du désordre : le syndrome de Diogène
Si beaucoup de maisons poubelles au Japon sont simplement le résultat de négligence ou de procrastination, certains cachent une réalité plus sombre : le syndrome de Diogène. Cette pathologie psychiatrique, qui touche environ une personne sur 2 000 (soit potentiellement 60 000 personnes au Japon), se caractérise par :
- La syllogomanie : accumulation compulsive d’objets, y compris de déchets ramassés à l’extérieur
- Une négligence extrême de l’hygiène corporelle
- Le déni de la maladie : les personnes atteintes ne reconnaissent pas avoir un problème
- Un isolement social
Contrairement aux simples « négligés » qui maintiennent souvent une apparence correcte à l’extérieur et une vie professionnelle normale, les personnes atteintes du syndrome de Diogène négligent également leur santé et leur hygiène corporelle.
Au Japon, cette condition est généralement désignée par le terme « self-neglect » (auto-négligence) plutôt que syndrome de Diogène, ce qui tend à faire porter la responsabilité uniquement sur la personne plutôt que de reconnaître pleinement la dimension pathologique du comportement.
Les conséquences dramatiques de ces maisons poubelles au Japon
Les maisons poubelles au Japon posent de nombreux problèmes :
- Risques d’incendie : Une trentaine d’incendies par an au Japon sont attribués à des gomiashiki, lorsque des déchets entrent en contact avec des installations électriques.
- Insalubrité : Prolifération d’insectes, mauvaises odeurs qui affectent le voisinage.
- Problèmes de santé : Les occupants développent souvent des problèmes de santé liés à l’insalubrité.
- Impact sur les enfants : Les enfants grandissant dans ces environnements subissent des traumatismes durables et des carences éducatives graves.
Des témoignages poignants, comme celui de Lit qui a grandi dans un gomiashiki avec une mère atteinte du syndrome de Diogène, révèlent l’impact dévastateur sur le développement des enfants : « Les sous-vêtements sont jetables. Jusqu’à ce que je grandisse, j’ai toujours cru qu’on les portait une fois et qu’on les jetait ensuite. »
Les mesures de prévention et d’intervention
Face à ce phénomène, le gouvernement japonais a mis en place plusieurs mesures :
- Des campagnes de sensibilisation sur la négligence parentale
- Des lois sévères contre la maltraitance infantile depuis 2000
- Un meilleur suivi des personnes âgées isolées, souvent plus à risque
Depuis 2009, le nombre de consultations pour négligence envers les enfants a doublé au Japon, passant de 15 000 à 30 000 par an, témoignant d’une prise de conscience progressive.
Cependant, la culture japonaise du respect de l’intimité d’autrui rend parfois difficile l’identification et l’intervention précoce dans ces situations.
Conclusion
Les maisons poubelles au Japon représentent un paradoxe saisissant dans un pays célèbre pour sa propreté publique. Ce phénomène révèle les failles d’une société où l’apparence extérieure prime parfois sur le bien-être réel, où l’isolement social peut passer inaperçu derrière une façade de normalité.
Au-delà de l’aspect sensationnaliste des vidéos de nettoyage devenues virales, les maisons poubelles du Japon soulèvent des questions importantes sur la santé mentale, la détection précoce des situations à risque et l’équilibre entre respect de la vie privée et devoir d’assistance.
Comme le rappellent certains activistes japonais sensibilisant à cette cause : « Être un héros, c’est s’occuper de ce qui ne te regarde pas. » Un principe qui pourrait sauver des vies dans un pays où la discrétion est souvent érigée en vertu cardinale.